Aussi bas || Kiha

J’aurai du retard. avait indiqué simplement Yesung par un sms laconique. Rina lui avait donné dans sa tête environ quatrante-deux noms d’oiseaux différents puis en avait conclu qu’il était né avant la honte.
Exactement comme le type qu’il lui avait présenté un peu moins de vingt ans auparavant et qui était devenu son futur-ex-mari finalement.

Heureusement, même à cette heure avancée de la soirée, Rina demeurait très occupée. C’était un des rares avantages à n’avoir réussi à fonder une famille depuis tout ce temps : elle pouvait se permettre sans culpabiliser d’occuper des journées de vingt heures.
Ou peut-être était-ce parce qu’elle n’avait jamais réussi à avoir d’enfant qu’elle épuisait sa rage intérieure dans l’un des métiers les plus chronophages possibles.

Tout était une question de point de vue.

Le retard de Yesung s’éternisa et elle jugea qu’il ne viendrait pas et qu’il s’excuserait le lendemain en arrivant au cabinet avec un bouquet de fleurs et un cadeau hors de prix. La seule consolation de Rina résidait dans le fait que cette intention prévisible allait faire chier Harim.

A quel moment une femme de sa classe était-elle tombée aussi bas ?

« Mh ? »

Elle sortit de ses pensées, accoudée qu’elle était au bar devant son ordinateur qui s’était mis en veille pendant qu’elle divaguait sur l’océan de ses pensées noires. Elle papillonna des yeux comme si la lueur tamisée du lieu était devenue insupportable, puis posa enfin son regard franc sur la source de la parole.

« Excusez-moi très cher, vous me parliez ? »

abandonné. comme le bar est grand et froid sans elle à ses côtés. soirée de soin qu'elle s'est offerte, à le laisser seul entre ces murs. elle lui manque cruellement, forcé de s'occuper de son commerce. lubie de jeunesse, de ces et si demeurés sans réponses trop longtemps. et s'il n'était pas tombé dans une vie de crime si tôt, qu'aurait-il fait ? et s'il avait eu une jeunesse normale, aurait-il, lui aussi, travaillé dans un bar comme celui-ci ? les questions à tourner dans l'esprit à travers les décennies, sans réponses. le flot des possibilités qui nargue de l'inconnu. ainsi, quand une nouvelle vie s'est déclarée, il a pris l'opportunité de les explorer, s'est saisi d'un nouveau quotidien, plus calme.

partage le meilleur des deux mondes, à pouvoir offrir ses talents derrière le bar, ou à s'intéresser à la vie de ses habitué.e.s ; parfois même absent, à profiter pleinement des avantages de propriétaire. en cette belle soirée de solitude, il se plait à jongler les rôles ; à passer d'un côté comme de l'autre du comptoir.

au fur et à mesure que la soirée avance, les clients entrent et sortent ; mettent fin à leurs soirées ou la commence d'un joyeux verre. sauf une. une cliente demeure, accoudée au comptoir devant son ordinateur allumé. le regard qui s'éloigne, parfois, le temps de regarder le petit écran du téléphone ; à attendre, sans doute, un appel ou message qui ne vient pas. il se voit en elle, tout aussi abandonné que l'avocate en cette triste soirée. alors il s'approche, ouvre la bouche. les mots tombent dans l'oreille d'une sourde ; l'activité qui vient à retardement. un petit rire amusé glisse sur ses lèvres alors qu'il répète d'une voix plus forte. est-ce que je vous sers un nouveau verre ? les rôles inversés, elle qui devient sa cliente entre ces murs. ce verre vidé depuis longtemps qu'il pointe du doigt, prêt à offrir une nouvelle dose de poison et à offrir son oreille attentive. il n'a rien de mieux à faire que de laisser le travail à ses employés pour profiter de ses privilèges.

Le regard de Rina prit le temps de détailler le charmant jeune homme (mdr) qui lui faisait face, simplement séparé d’elle par son comptoir. Il lui disait vaguement quelque chose, sans doute parce qu’elle fréquentait les lieux de plus en plus régulièrement sans avoir pour autant adressé la parole aux employés qui se succédaient. L’espace d’un instant où elle tenta de sonder de qui il pouvait bien s’agir, Rina se posa deux questions :
1 – à quoi un mec qui avait une voix si veloutée pouvait bien ressembler au pieu,
2 – est-ce que ça pouvait pas être exactement le genre de personnes que pouvait se taper son mari ? Jeune, élégante, travaillant dans une ambiance feutrée propice aux meilleures confidences.

Elle ne trouva pas la réponse.
Malgré la puissance de son pouvoir, Rina ne lisait pas dans les pensées.
(Dieu merci.)

« Je veux bien, je vous remercie. La même chose. »

Elle lui tendait le verre à fond épais où se battaient en duel deux petites pierres et qui avait contenu un trait d’un onéreux Hibiki Blossom Harmony, ce délicat breuvage qui n’était alors vendu que dans les bars et restaurants japonais, et donc quasiment impossible à obtenir.
Le Time Out était le seul bar coréen où elle avait trouvé cet exquis millésime.

Rina arracha son regard de la magnétique silhouette du barman pour lequel elle n’expliquait son attraction que par un épuisement déguisé en officielle crise hormonale, et le reposa sur l’écran de son ordinateur qui se rallumait.
Trois mails attirèrent son attention malgré l’heure tardive ; l’un d’eux l’informa par son horodatage qu’il était minuit. Il était stupide, banal, à l’opposé des deux autres ; il venait d’un magasine de mode dans lequel elle avait voulu finir, au départ.
Elle aurait peut-être dû.

« Quel est votre signe astrologique ? » interpella-t-elle le barman qui revenait.

ignore ce qui passe dans la tête de la grande dame ; patiente juste devant, les deux paumes contre le comptoir, les manches remontées de sa chemise dévoilant ses avant-bras plutôt minces. il se demande ce qui fait tourner les engrenages là-haut, pour ceux et celles servant la déesse reine. quelles sont les aspirations quand le ciel leur appartient ? rêvent-ils de cieux plus lointains encore ou aspirent-ils aux anneaux de jupiter ? lui ne connait que la terre et la noirceur, l'underbelly de cette cité maudite. tout de suite. il est serviteur ce soir, dissimule sa propre couronne pour n'être qu'une âme parmi les autres. le verre est abandonné au fond de l'évier et un nouveau est pris. les doigts sans hésitation, entrainés à enchainer les mouvements. un large cube termine au fond, et alors que le liquide ambré vient le recouvrir, il jette un coup d'oeil à l'avocate. mais son attention est déjà attirée ailleurs, avalée à nouveau par l'écran. il garnit le verre d'une petite fleur séchée avant de faire chemin inverse. et alors qu'il approche, elle l'interpelle ; pose une question des plus singulières. il pose son verre sur la table, là où l'autre se trouvait. lion, je pense. connait pas trop ce genre de trucs, s'y intéresse pas non plus. il croit pas aux astres et à leurs secrets. peut-être juste trop vieux pour en voir la poésie. vous allez me lire l'horoscope ? s'adosse au comptoir devant elle, un verre et un chiffon entre les doigts. son attention offerte alors que le reste du monde continue de tourner.

« Vous pensez ? » releva Rina d’une manière rhétorique.

Elle n’attendait pas de réponse ; on pouvait penser qu’une femme de cet acabit, attachée aux réflexions cartésiennes et aux développements des sciences exactes, n’avait rien à faire de ce mysticisme à deux balles qui diversifiait le quotidien des mortels. Pourtant, elle avait eu quelques fois à nourrir son esprit pour qu’il puisse continuer à fonctionner dans des situations définies comme perdues d’avance. Quand vous étiez désespéré, vous commencez à croire à tout et à n’importe quoi. Même à ce genre de conneries.

« Je pourrais. » répondit-elle. Elle s’empara de la petite fleur séchée que l’obscurité et un manque de culture certain ne lui permettraient pas d’identifier. Pourtant, elle était certaine de l’avoir déjà vue ou sentie quelque part, dans des circonstances similaires, mais lesquelles ? « Mais cela reviendrait au même de vous l’inventer sur le champ car, comme vous vous en doutez, c’est ainsi qu’on procède. »

Elle avala une gorgée de son verre, supprima les trois mails sans les lire. Elle procédait toujours ainsi : si c’était vraiment important, son contact relançait en renvoyant à son mail précédent, et là, seulement là, elle y portait attention.
Une manière efficace de trier l’information qui avait fait ses preuves.

« Non, je peux vous le tirer cela dit. »

Un paquet de 52 cartes embossé de liserés d’or pas d’une première fraîcheur se matérialisa dans sa main droite et elle en fit jaillir les lames rouges et noires. Pas de tarot, non ; elle était plus originale que ça. Les pétales de cartons virevoltèrent entre ses doigts étrangement agiles, se séparèrent en deux tours. L’une d’elle s’écroula, arc d’arabesques ouvragés.

« Tirez-en deux. » proposa-t-elle.