Au plus loin du plus loin du bout du monde || Han

Plongé dans son monde, Jiji ne sursauta réellement que lorsque Moth dévala les escaliers de ses griffes claquant sur le sol, signalant donc le réveil de son propriétaire. Il inclina le bol dans lequel il battait des œufs au moment où Han se glissait dans son dos pour lui entourer les hanches.

« Hey. » chuchota-t-il de sa voix grave et secrète tout en tournant la tête pour embrasser la joue d’Han. « Ca va. Et toi ? »

Il planait depuis son réveil mais il n’y avait pas vraiment de mots pour décrire l’état proprement surréaliste dans lequel il se trouvait depuis qu’il avait ouvert les yeux. Il avait donc choisi de dire que ça allait, puisque ça faisait tout simplement très longtemps qu’il n’était pas sorti de sa couette sans un poids considérable au creux de la poitrine.

« Tu travaillais pas aujourd’hui ? »

Il se doutait que si. Il se doutait que s’il n’y était pas, c’était sa faute. Mais il prit sur lui pour ne pas s’excuser – encore. Ses baguettes achevèrent de battre les œufs pour les verser dans deux bols de dashida et de sauce soja, où ils cuisirent immédiatement dans l’eau chaude entre les petits morceaux de poireaux. La dalgyal-guk, célèbre soupe à l’oeuf coréenne ultra rapide, se matérialisa sous leurs yeux dans l’étrange fractale de corail des blancs qui cuisaient.

« Ton chien veut sortir je crois. » commenta Jiji en posant les baguettes dans le bol qu’il s’était octroyé, et sortant une deuxième paire qu’il plaça en équilibre sur le bol dédié à Han.

« - Très bien. » Han ferme les yeux et soupire d'aise, charmé par la simplicité de ce baiser sur sa joue, de ces gestes qu'ils exécutent presque naturellement. Par cette voix qui ce matin – cet après midi – semble se parer de notes inédites et charmantes.

« - Non, jamais l'dimanche... » Ses bras se défont un peu autour de la taille puis la lâchent lorsqu'il réalise.
« -The fuck, on est pas dimanche. L'est qu'elle heure ? » Han se redresse, cherche l'heure dans son appartement pour la trouver sur la box. Son mouvement un peu trop brusque provoque une agitation similaire chez Moth qui interprète tout ça comme un signal. Pour jouer ou aller se promener, on ne sait pas trop.

« - Ah ben merde j'ai raté mon shit c'est bien une première. Ma boss va m'éclater la tête... C'pas grave, j'm'arrangerai. » Ses doigts grattent, cette fameuse tête qui va se faire éclater demain. Ou tout à l'heure quand il appellera pour se confondre en excuse et expliquer pourquoi il ne s'est pas présenté à son travail, comme il le fait, avec une précision militaire depuis deux ans. Han s'en mâchouille la lèvre, un peu contrarié tout en continuant de se masser le crâne, Moth et son museau en appuyé contre sa cuisse. Sur son pantalon de survêtement s’inscrit une trace de truffe humide, peut être un peu morveuse, qui s'en retire sur une série d’éternuement d'impatience.

« - Hm, ouais, t'as dit le mot qu'il fallait pas. » Un petit rire virevolte dans l'air, Han retrouvant ses esprits revient vers la cuisine pour embrasser Jiji.
« - On descend, c'sera pas long, m'attend pas. Je le mangerais en remontant, ça sent trop bon pour qu'je laisse. Mon Jiji qui m'fait le déj et des bisous au saut du lit, j'vais en vouloir tous les matins. » Ou tous les après midi mais Han est encore un peu à l'ouest. Resté là-bas, à Incheon où le temps a dit stop.

« - Allez hop, poilue, on y va. » Il claque des doigts en enfilant son pull de la veille resté en boule dans la salle de bain et quitte l'appartement derrière une Moth pleine d'énergie et déjà en train de dévaler les escaliers jusqu'à l'entrée.
Le pipi du matin, c'est sacré.

Le timing fut bien trop rapide pour la petite tête de Jiji tant et si bien qu’il n’eut pas le temps de formuler une excuse pour être la raison de l’absence d’Han à son travail que ce dernier était déjà sorti avec sa chienne. Resté seul dans le silence, Jiji fixa bêtement la porte.

« Mon Jiji… ? » répéta-t-il, incrédule.

Il baissa les yeux sur le petit déjeuner puis dénicha deux assiettes à dessert marquées de la filiale pour laquelle travaillait Han afin de recouvrir les bols pour tenir les soupes au chaud. Sachant pertinemment ce qu’il lui restait à faire maintenant qu’il était seul, il le délaya en faisant la vaisselle. Puis vint le moment de remonter dans la mezzanine. Son pas lourd le mena jusqu’au lit, et il chercha l’objet dans les draps, se demandant si Han était parti avec lui pour lui éviter de se faire du mal, ou quelque chose du genre.

Il le trouva de l’autre côté du lit, et s’assit sur ce dernier, une cheville ramenée sous sa cuisse. Il fixa un long moment son reflet dans l’écran éteint qui le faisait paraître plus maigre qu’il ne l’était déjà. C’était dingue, comme la vie se limitait à ça : il pouvait choisir d’éteindre ce téléphone et de ne jamais le rallumer. Ou il pouvait prendre le risque dans la nuée de notifications peut-être furieuses, peut-être haineuses, qui pouvaient définir son humeur pour la journée.

Jiji prit une grande inspiration et déverrouilla son téléphone d’une pression sur le capteur digital. L’écran s’illumina, envahi de notifications.
La publication était toujours là, dominée par la photo de la bougie qu’Han avait faite la veille parce que Jiji n’en voulait pas, de ce carré noir que tout le monde mettait. Yu Lina l’avait commentée. Kang Nahil l’avait partagée en story. Jaeni avait laissé un petit message d’amour. Minjun l’avait dm avec une série d’emoji qui se passaient de mots. Et Han, sans doute durant son sommeil, avait laissé un message dont il se souviendrait pour le restant de ses jours.

Il attendit des larmes qui ne vinrent pas : c’était fait, et sa parole allait voyager, faire son petit bout de chemin, puis se perdre derrière la vague de toutes ces femmes qui luttaient pour leur survie. C’était ainsi, cela lui allait. Il espérait juste qu’aucune représaille n’allait se manifester de la part de ses anciens bourreaux – même si la plupart l’avaient désormais oublié, sans nul doute.
Jiji soupira, et navigua dans les paramètres d’Instagram, Tiktok, Youtube, X, Bluesky, Twitch et Threads pour les couper définitivement.

A partir de demain il sonderait les membres les plus assidus de sa communauté pour embaucher un community manager.

Ses yeux se portèrent sur la porte fermée du placard sacré de son compagnon. Il la fixa un long moment, avant de se redresser et d’abandonner son téléphone sur la table de nuit, éteint. Ses mains flattèrent la couette pour faire un lit présentable, et il descendit les escaliers au moment où Han revenait avec une Moth galvanisée par la fraîcheur de l’après-midi, et les gouttes de bruine qui perlaient sur son pelage.

« Hey. » le salua-t-il. « Bien passé ? »

Ce n'est qu'une fois en bas qu'Han se dit qu'il aurait dû prendre le téléphone de Jiji. Palpant ses poches comme s'il allait l'y trouver, il prend aussi conscience qu'il a laissé le sien là-haut. Moth tirant sur la longe le rappelle à ses obligations et il lui emboîte alors le pas. Laissant ses préoccupations téléphoniques dans un coin, Han se dit qu'il a été très con de ne pas prendre sa veste lorsqu'une petite bruine bien froide se met à tomber, l'obligeant à rentrer la tête dans ses épaules.
Son pauvre pull est détrempé après quelques pas, Moth semblant s'en foutre comme d'une puce sous anesthésiant, elle renifle, zigzag, renifle, laisse un pipi ici et là, renifle à nouveau. La parade habituelle de tout bon chien qui se respecte.

Arrivée au bout de la rue, la chienne estime que c'est bien pour sa première balade de la journée, aussi fait-elle demi-tour. Dépasse son maître qui n'a d'autre choix que de suivre et voilà qu'elle se dandine en trottinant jusqu'à la maison.

Elle s'ébroue, de tous ses poils à peine dans le hall, claquant sa queue contre la jambe d'Han qui râle tout en lui poussant les fesses. Moth attrape alors sa longe dans la gueule et tire, tire en grognant joyeusement pour attirer son maître dans les escaliers. Elle se fout clairement de sa gueule, il le sait mais se marre en tirant à son tour pour la faire descendre.
La montée jusqu'à son appartement est un chaos sans nom, sûrement trop bruyant pour la calme d'après midi mais Han sait que la plupart des occupants sont au travail à cette heure. Il aurait fait plus attention sinon. Moth, après avoir cogné contre la porte entre dans l'appartement de son allure bondissant, vient léchouiller la main de Jiji pour lui dire elle aussi bonjour et s'en va mettre son museau dans ses gamelles parce que se promener sa creuse.

« - Il flotte, mais d'la petite flotte, j'suis gelé. » Han retire son pull et le jette dans la salle de bain dont il repousse la porte. « - Avec la balade d'hier, on est pas allés loin, c'soir j'lui ferais faire le grand tour. » Retirant ses chaussures pour les pousser pêle-mêle dans un coin, Han va dans la cuisine pour y allumer la bouilloire.

« - T'as pas mangé ? Tu m'attendais ? » Il fixe un instant les deux bols, surpris, puis relève les yeux vers Jiji. « - Tout va bien ? » Pendant une longue, très longue seconde, Han ressent cette peur qui lui a étreint le cœur et le ventre la veille, quand il n'y avait qu'un tas de fringue et un Jiji inconscient au bord des vagues. La bouilloire fatiguée crache, tousse puis continue son ouvrage avec la difficulté de son âge. Faudra qu'il en rachète une, un jour.

Puis Han comprend. Ce qu'a fait Jiji pendant son absence. Il en pince les lèvres, un sourire à la fois tendre et désolé venant s'y peindre. « - Viens, j'ai envie d'te faire un câlin. »

« Yep j’avais pas envie de manger sans toi. Je l’avais fait pour tous les deux mais j’me suis pas encore habitué à la variable toutou. J’y penserai la prochaine fois. » assura Jiji avec un sourire.

La dernière fois la chienne était chez les parents d’Han, ce qui lui avait fait complètement oublier sa présence et croire qu’il pouvait en être toujours ainsi ; mais non, les animaux avaient des besoins réguliers, et les chiens comptaient parmi les plus dépendants de leur maître. C’était déconcertant au début mais Jiji s’était dit, tout en faisant la vaisselle, que ça avait du sauver Han un nombre incalculable de fois : un chien qui avait faim ou qui voulait sortir vous obligeait par tous les moyens à lever votre cul pour subvenir à ses besoins, peu importe la profondeur du trou mental dans lequel vous vous trouvez à ce moment-là.

« Mh ? » s’arracha Jiji de ses pensées. « Oui, pourquoi ? »

La réponse passa dans le silence, dans ce sourire un peu étrange qu’Han lui adressa et que Jiji ne sut pas du tout déchiffrer. Il n’eut pas le temps de se reprocher mentalement quoi que ce soit que son amant quémanda sa proximité.

« Tu en as vraiment envie, ou tu prétends que c’est le cas parce que tu penses que c’est d’ça que j’ai besoin maintenant ? » demanda-t-il en haussant un sourcil.

Il vibrait encore de sa prise de conscience de tout à l’heure, qui n’était que la réplique, l’écho, de celle de cette nuit. Han n’y pouvait rien. Il fallait vraiment qu’il apprenne à ne pas être sur la défensive à chaque fois que son amoureux se montrait affectueux. Il finirait par se casser sinon, s’il était trop compliqué.
Jiji quitta la dernière marche de l’escalier pour traverser la pièce et s’aligner contre le torse d’Han. Il sentait le froid et l’humidité, la clope aussi mais ce devait être les pots d’échappement du centre-ville de Séoul qui lui rappelait-
La cendre des clopes d’Orion.

Jiji chassa son ex-mentor de ses pensées d’une violente claque mentale et redressa la tête.

« On va déjeuner et après, j’aimerais qu’on reparle de cette histoire de contrat. » informa-t-il, déterminé.

« - J'en ai vraiment envie. T'sais Jiji, j'ai pas besoin d'avoir une excuse pour avoir envie d'te faire un câlin. » Les bras d'Han sont venus s'enrouler autour des épaules de Jiji. Lâchement. Car il a sentit que quelque chose avait changé. Ce n'est pas cette vibration de force presque brute qui l'avait heurté la veille sur la route du retour. Ce n'est pas la pulsation d'une vie en pleine révolution. C'est quelque chose de plus sombre qu'il interprète comme un froissement de mauvaise humeur que chaque être humain sur cette foutue planète éprouve un matin,un soir. Un jour.
Parce qu'avant d'être des héros ou des êtres brisés, ils restent humains. Tous.

« - On va en reparler. » Souffle-t-il de ses lèvres déposées sur les cheveux de son compagnon. Il aurait aimé qu'il oublie, au moins pour aujourd'hui la promesse des cordes. Mais Han apprendra que Jiji peut-être aussi borné que lui.
Il le libère finalement de son étreinte pour l'inviter à prendre place sur l'un des deux tabourets alignés derrière le comptoir. Le temps pour lui de remplir deux tasses où infuse un thé léger dont il ne se souvient plus le nom et qui doit être un cadeau puisqu'il est en sachet, ce qu'Han ne prend jamais de lui-même.

« - Bon appétit. » Sa cuillère se plonge dans le bouillon tiédit par l'attention et un frisson de contentement vient s'enrouler autour de son échine. « - C'est super bon. » Il aurait pu dire incroyable parce que pour Han, du moment que l'on dépasse le stade de l'eau bouillante sur des nouilles sèches, ça devient incroyable. Son dalgyal-guk n'est pas aussi bon, il faudrait qu'il prenne le temps de rajouter du dachida dedans, la prochaine fois.
Minjun a bien essayé de lui apprendre quelques trucs. Il sait faire mais il lui faut du temps, de l'énergie et une patience qu'il n'a pas envie de mettre dans la préparation de plats trop complexes.
De toute façon, son régime alimentaire se constitue le plus souvent d’œufs et de poulet quand il se dit qu'il va faire des efforts, pour le reste du temps, Han est un gouffre de junk food qui ferait hurler les diététiciens.

« - C'est un truc auquel on s'habitue, sortir l'chien. J'oublie qu'ça peut être embêtant pour les autres. On a toujours eu des chiens à la maison, mon père les adore. Moi aussi. On m'avait conseillé une plante, t'sais pour voir si j'suis capable d'm'occuper d'un être vivant sans l'laisser crever. Sauf que la plante, j'savais qu'elle allait crever, parce que... J'allais l'oublier. Moth, un chien, tu peux pas l'oublier sauf si t'es un connard. Elle m'aide à rester concentré quand pourtant des fois, j'ai juste envie d'laisser mon cul au fond d'mon lit. » Moth, qui a compris qu'on parlait d'elle en plus d'avoir capté son nom dans les mots de son maître, jappe au fond de sa gamelle, le souffle d'air faisant voler deux croquettes sur le parquet.
Elle vient alors se coller entre les deux tabourets, son museau sur la cuisse d'Han qui lui grattouille doucement l'arrière d'une oreille. Claquant son index et son majeur l'un contre l'autre, Moth exécute un petit bond et s'en va masser son panier pour s'y coucher en soupirant.

Le reste du repas se passe dans un silence presque respectueux mais légèrement... Lourd. Han se perd au fond de son bol, ses baguettes attrapent et relâchent un morceau d’œufs pour en faire des petites miettes. Si sa mère le voyait faire, elle lui taperait sur la tête.